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Discours inaugural de M. Wolfgang Schäuble, président du Bundestag

Discours inaugural de M. Wolfgang Schäuble, président du Bundestag

 

Monsieur le Président fédéral, chers collègues,

 

(Interpellations : Micro !)

- Je dois appuyer moi-même sur le bouton ?

 

(Rires et applaudissements de la CDU/CSU, du SPD, du FDP et d’ALLIANCE 90/LES VERTS et de députés de LA GAUCHE)

 

Les débuts sont toujours difficiles ; je reprends.

Monsieur le Président fédéral, chers collègues, Mesdames, Messieurs, je dois tout d’abord vous dire merci. Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez en m’élisant au poste de président du Bundestag. Je remercie M. Otto Solms. Grâce à sa longue expérience de parlementaire, il a exercé avec une grande attention la tâche, que je lui ai déléguée, d’ouvrir les travaux de ce 19e Bundestag allemand en tant que député ayant la plus grande ancienneté. Et il a clairement défini les défis qui attendent notre parlement.

Je voudrais remercier les nombreux collègues qui ont quitté les bancs du Bundestag. Leur activité parlementaire a parfois couvert plusieurs décennies. Je citerai seulement le nom, pour tous les autres, de Heinz Riesenhuber. Par deux fois, il a été doyen d’âge lors des séances constitutives des deux dernières législatures. Je remercie, parmi les membres du Bureau du 18e Bundestag, les vice-présidents Edelgard Bulmahn et Johannes Singhammer, qui ne sont plus députés. Je remercie également, bien sûr, les deux vice-présidentes qui ne feront probablement pas partie du nouveau Bureau. Voilà que j’anticipe maintenant l’élection ; c’est un peu difficile.

Mais plus que toute chose, Mesdames et Messieurs, je voudrais remercier Norbert Lammert. Pendant douze ans, il a été un grand président du Bundestag.

 

(Applaudissement de la CDU/CSU, du SPD, de LA GAUCHE et d’ALLIANCE 90/LES VERTS)


Cher Monsieur Lammert, vous aviez un don tout particulier d’orateur, et vous avez toujours eu les idées claires sur ce que ce parlement doit faire et sur ce qu’il peut faire, lorsqu’il le veut.

Chers collègues, je me réjouis de cette nouvelle mission. C’est le cœur de notre démocratie qui bat au parlement. Je me réjouis de travailler ensemble avec vous, chers collègues, ainsi qu’avec toutes les collaboratrices et tous les collaborateurs qui sont au service de cette maison.

Je suis parlementaire par passion. J’ai toujours vu mon activité de député comme une haute responsabilité et le mandat de député comme ma légitimation démocratique. J’ai d’ailleurs connu au Bundestag les deux situations de député de l’opposition et de député d’un groupe parlementaire de la majorité de gouvernement. J’ai d’abord été pendant dix ans dans l’opposition. Lorsque j’ai siégé pour la première fois en tant que député du Bundestag allemand, les traités avec les pays de l’Est étaient au centre de débats passionnés, qui se tenaient alors à Bonn. L’atmosphère était chargée. C’était d’ailleurs une atmosphère extrêmement tendue qui régnait à l’époque sur ce pays. Depuis le milieu des années 1960, la société de la République fédérale d’Allemagne s’était politisée, mobilisée et polarisée dans une mesure jusqu’alors inconnue. Ce n’était pas un mal, pas plus que ne le fut l’agitation du début des années 1980. J’étais alors député du grand groupe parlementaire de la majorité de gouvernement, notamment lorsqu’il s’est agi de prendre position sur la double décision au sein de l’OTAN. Sept ans plus tard, le Mur tombait. Il y a donc toujours eu du changement, et bien des choses sont d’ailleurs évaluées autrement a posteriori que lorsque l’on est en pleine bataille. C’est aussi pour cela, parce que je sais de ma propre expérience que l’agitation et les impressions de crise ne sont en réalité pas si nouvelles, que je vois avec sérénité les discussions que nous mènerons ces prochaines années, et que nous devons mener au parlement, au nom de cette société qui nous a élus. En effet, nous ne devons pas représenter cette société seulement dans ce qui fait son consensus de base, mais aussi dans sa pluralité et sa diversité. Et nous ne pouvons pas faire jouer l’un contre l’autre ce consensus et cette diversité.

 

(Applaudissements de la CDU/CSU, du SPD, du FDP et d’ALLIANCE 90/LES VERTS et de députés de LA GAUCHE)


Dans une communauté démocratique, aucun thème ne mérite que l’on oublie, par-delà la confrontation, ce que nous avons en commun. 289 députés font aujourd’hui pour la première fois leur entrée au parlement : cela représente pas moins de 40 pour cent de tous les membres de cette assemblée. Rarement, un Bundestag a été aussi différent de ses prédécesseurs que celui-ci. Sept partis et six groupes parlementaires : il n’y en avait pas eu autant depuis 60 ans.

Cette nouvelle configuration, ici, au Bundestag, est le reflet des changements que vit notre société : les incertitudes vont croissant face à la transformation rapide induite par la mondialisation et la numérisation. Des liens se dissolvent, des appartenances se rompent, et font place à de nouveaux liens et à de nouvelles appartenances. Les certitudes et identités d’antan sont mises en question, et de nouvelles certitudes supposées sont érigées contre des craintes et des doutes croissants.

Le besoin humain de se sentir en sécurité dans des lieux de vie familiers se heurte à un monde perçu de plus en plus comme inhospitalier, où sévissent les conflits, les crises, les guerres, la peur répandue à travers les médias. Dans ce contexte, le ton des débats de société se durcit. Tout cela, nous avons pu l’observer en de nombreux endroits en Europe.

Nous vivons une transformation de la société d’une rapidité phénoménale : celle-ci s’accompagne d’une fragmentation de nos débats et de nos sujets d’attention, qui place l’ordre politique et les institutions et procédures démocratiques devant de grands défis. À chacun, quelque chose de différent est important. Parfois même, chacun semble ne plus percevoir que ses propres problèmes. Il n’existe plus un thème qui unit.

La surabondance des options et possibilités peut aussi nous dépasser. En 2000 déjà, Uwe Jean Heuser a parlé dans l’un de ses livres de ce malaise causé par le capitalisme (« Das Unbehagen im Kapitalismus »). Comme toute chose, la liberté est elle aussi menacée par l’excès. C’est pourquoi nous devons toujours apprendre où se trouve le juste équilibre, même lorsqu’il s’agit de liberté.

À cela s’ajoute la transformation des médias et de leur utilisation, que l’on doit aux changements dans les technologies de l’information. L’éclatement de l’opinion publique en de multiples opinions publiques centrées sur elles-mêmes a pour conséquence qu’il n’y a plus une vue commune, reconnaissable comme telle, sur les priorités politiques. C’est ici que ce parlement peut être un lieu où l’on se rejoint, où l’on converge et où l’on se concentre sur les questions importantes du futur de notre société, en Allemagne comme en Europe.

Nous, députés, sommes parfois pour les citoyens de notre circonscription une sorte de médiateur, mes chers collègues. Par notre travail et nos rencontres de terrain, nous portons cette réalité au niveau de la politique fédérale. La multiplicité de nos expériences et qualifications, qui nous viennent de notre activité professionnelle, sociale ou bénévole constitue une grande somme d’expertise. Par notre enracinement parmi les gens, peut-être que nous, députés, nous savons et nous sentons parfois mieux que les instituts de sondages ce qui anime vraiment les gens.

 

(Applaudissements de la CDU/CSU et du FDP et de députés du SPD, de LA GAUCHE et d’ALLIANCE 90/LES VERTS)

 

Nous tous sommes en même temps, comme l’affirme l’article 38 de notre Loi fondamentale, députés représentants de l’ensemble du peuple. Pour cela, nous devons faire converger cette multitude d’intérêts, d’opinions et de sensibilités avec les limites et la finalité de la réalité, ce qui oblige à faire des compromis et prendre des décisions à la majorité. Plus nous y arrivons, moins les gens se sentent délaissés au milieu de la réalité démocratique.

Emmanuel Kant, à qui nous devons de nombreuses pensées sur l’État de droit et la république a dit ceci – je l’exprimerai en partie avec mes propres mots – : Agis toujours de telle sorte que le principe de ton action puisse être aussi le principe de l’action de tout un chacun, qu’il puisse être une loi universelle. Autrement dit : agis de telle sorte que, si tous agissaient comme toi-même, la coexistence entre les gens ne s’effondrerait pas.

Chers collègues, cette règle vaut tout particulièrement pour les députés d’un parlement, et elle est une bonne maxime pour notre système représentatif.

 

(Applaudissements de la CDU/CSU, du SPD, du FDP, de LA GAUCHE et d’ALLIANCE 90/LES VERTS et de députés de l’AfD)

 

Même la défense d’intérêts particuliers ne peut, comme toute chose, devenir excessive. D’autres démocraties dans le monde se sont d’ailleurs déjà bien avancées sur cette pente dangereuse.

Ce qui, en revanche, peut tout à fait, et doit, être de mise, c’est que le processus parlementaire qui se déroule dans cette institution fasse apparaître visiblement combien il est délicat de faire valoir et d’équilibrer des intérêts dans une démocratie libérale. Pour cela, la controverse n’est pas seulement une option : il doit y avoir controverse. Cette controverse, nous devons la mener, et nous devons l’endurer, la supporter. La controverse démocratique est nécessaire, mais c’est une controverse selon des règles, et elle implique que l’on soit prêt à respecter les procédures démocratiques et à ne pas dénoncer les décisions prises par une majorité à l’issue de cette controverse comme étant illégitimes, traîtresses, ou que sais-je encore,

 

(Applaudissements de la CDU/CSU, du SPD, du FDP et d’ALLIANCE 90/LES VERTS et de députés de l’AfD et de LA GAUCHE)

 

mais bien que l’on accepte les décisions de la majorité. C’est cela, la culture parlementaire.

Et à cet égard, il importe de veiller à la manière dont nous menons la controverse dans ce parlement et dont nous pouvons témoigner du respect les uns pour les autres.

Il y a eu, ces derniers mois, dans notre pays, des discours teintés de dénigrement et d’humiliation. J’estime que cela n’a pas sa place dans un vivre-ensemble civilisé.

 

(Applaudissements de toute l’assemblée)

 

L’immense majorité des citoyennes et des citoyens de ce pays veut un vivre-ensemble civilisé. En des temps tourmentés comme ceux que nous vivons, il y a un besoin croissant de formes de comportement dont on n’avait plus parlé depuis longtemps car on les considérait comme évidentes. Il est à nouveau question de convenances – des livres sont même écrits sur le sujet, et figurent en tête des ventes –, et l’on aborde aussi la question de savoir comment nous devons nous comporter les uns envers les autres en société : montrer du respect pour l’autre, ne pas exploiter au maximum toutes les marges de manœuvre personnelles, écouter les arguments de l’autre avec l’esprit ouvert, reconnaître l’autre avec son opinion différente.

Le mot d’ordre est le fairness, l’équité. La justice totale n’existe pas, mais l’équité est possible, en ce sens que tous ou presque se sentent interpellés et ne restent pas exclus.

 

(Applaudissements de députés de l’AfD et du député Michael Grosse-Brömer (CDU/CSU))

 

La manière dont nous discutons ici les uns avec les autres peut servir d’exemple pour les débats menés dans la société. Nous ne devrions pas en venir aux mains ici, comme cela se passe parfois dans d’autres parlements, y compris en Europe.

 

(Rires de députés de la CDU/CSU, du FDP et d’ALLIANCE 90/LES VERTS)

 

Nous ne devrions d’ailleurs pas non plus nous agresser verbalement. Bien au contraire, nous pouvons démontrer que l’on peut exprimer des désaccords sans tomber dans l’indécence. Nous devons en outre montrer que, même avec six groupes parlementaires, un Bundestag arrive à faire ce pour quoi il est là : produire des décisions qui sont perçues comme étant légitimes.

Le parlement se compose de députés, et ces députés ne sont pas « déconnectés », comme on l’entend souvent dire de manière volontiers superficielle. Nous avons été choisis parmi les citoyennes et les citoyens.

Cependant, personne ne représente le peuple à lui seuil. Ce qui serait la volonté du peuple naît seulement au sein de et avec nos décisions parlementaires.

 

(Applaudissements de la CDU/CSU, du SPD, de l’AfD, du FDP et d’ALLIANCE 90/LES VERTS et de députés de LA GAUCHE)

 

C’est pourquoi nous avons le devoir de préserver, de respecter ce lieu comme un lieu de controverse accessible et factuelle, mais aussi émotionnelle – oui, les sentiments y ont aussi leur place – ; en tant que représentants des citoyens, nous devons discuter de manière argumentée, les uns contre les autres, ou les uns avec les autres, des choses qui concernent tout le monde, et nous devons ensuite trancher à la majorité.

Nous devons à nouveau renforcer la confiance dans le principe de représentativité. Cela n’est du reste pas seulement une question de nature nationale. Les valeurs européennes ou occidentales, qui sont la base de notre ordre constitutionnel démocratique, apparaissent vulnérables en de nombreux endroits, alors même qu’elles exercent une grande attractivité à travers le monde. La liberté, l’État de droit, la cohésion sociale, la durabilité écologique : tout cela ne serait pas sans le parlementarisme.

Prendre des décisions au nom de l’ensemble des citoyens après une confrontation sérieuse des opinions produit, lorsque l’on y parvient, un effet pacificateur dont on a besoin partout dans le monde – dans un monde où de plus en plus de personnes revendiquent non seulement de jouer un rôle dans l’économie, mais aussi de participer à la discussion politique.

En ces temps de mondialisation croissante, cela implique aussi de supporter la complexité de notre monde. Mais nous avons aussi la chance de montrer au monde qui vient à nous que le parlementarisme est une bonne chose, qu’il fonctionne et qu’il est capable d’apporter des solutions aux problèmes et aux défis.

Norbert Lammert a toujours, de manière très élégante, interrogé le passé à partir des dates auxquelles il prenait la parole, en se demandant ce qui s’était passé à la même date dans les années et siècles précédents et en quoi cela devait nous parler. Je voudrais lui rendre un hommage modeste en faisant de même aujourd’hui. Je remonterai en arrière dans le sens chronologique : ce 24 octobre est la journée des Nations Unies. Le 24 octobre 1945, la Charte des Nations Unies entrait en vigueur. Le 24 octobre 1929, le « Jeudi noir », la hausse ininterrompue depuis des années de la bourse de New York prenait fin, et c’était le début de la crise économique mondiale, avec toutes les conséquences que l’on connaît.

Le 24 octobre 1648 étaient signés les traités de Westphalie, qui mettaient un terme à la guerre de Trente Ans, une guerre dont nous commémorerons le début l’année prochaine. Herfried Münkler lui a précisément consacré une œuvre magistrale à cette guerre, dans laquelle il montre que ce qui est à ce jour la plus longue guerre sur le sol allemand – et dans le même temps la première guerre européenne au sens propre – nous permet de comprendre les guerres du présent, mieux que ne le font tous les conflits ultérieurs. Qui celui qui ne le croit pas aille donc relire les « Aventures de Simplicius Simplicissimus » de Grimmelshausen, qui ont d’ailleurs été écrites dans ma circonscription.

(Rires - Martin Schulz (SPD) : À l’auberge du « Silbener Stern » !)

 

Tout cela, chers collègues, nous rappelle la nature des missions qui nous attendent. Cela nous rappelle que nous devons inscrire les décisions que nous prenons dans les contextes de la politique mondiale.

L’Europe et la mondialisation : tel est aujourd’hui le cadre de ce que nous discutons et décidons ici. Cela n’a rien à voir avec un abandon de l’auto-détermination du pays, et encore moins avec un abandon de l’exigence selon laquelle ce lieu est celui où la souveraineté du peuple allemand est, de manière sans cesse renouvelée, rendue perceptible et réelle. Ce cadre dessine au contraire la mission, à laquelle nous devons répondre, consistant à trouver la voie pour déterminer de manière assumée notre place dans des contextes sans cesse élargis, avec l’objectif de contribuer à ce que nous puissions, dans ce monde, construire notre futur.

 

(Applaudissements de la CDU/CSU, du SPD, du FDP, de LA GAUCHE et d’ALLIANCE 90/LES VERTS)

 

Que nous nous reconnaissions encore dans cette ouverture au monde et à cette place qui est la nôtre ; que nous restions ce que nous sentons que nous sommes – dans le bon, comme notre ordre parlementaire, mais aussi dans le mauvais, que notre communauté de destin nationale ne peut pas rayer d’un trait et à partir duquel nous nous efforçons cependant de développer sans cesse quelque chose de bon – ; que nous restions tout cela, sans nous retrancher ou nous tenir confortablement à l’écart : voilà, chers collègues, l’enjeu qui nous attend.

 

(Applaudissements de la CDU/CSU, du SPD, du FDP et d’ALLIANCE 90/LES VERTS et de députés de LA GAUCHE)

 

Dans le préambule de notre Loi fondamentale de 1949, que nous avons complété en 1990 dans l’Allemagne réunifiée, il est écrit :

... animé de la volonté de servir la paix du monde en qualité de membre égal en droits dans une Europe unie, le peuple allemand s’est donné la présente Loi fondamentale en vertu de son pouvoir constituant.

Chers collègues, ici est le lieu où nous donnons sa substance à cette volonté.


(Applaudissements de la CDU/CSU, du SPD, du FDP, de LA GAUCHE et d’ALLIANCE 90/LES VERTS et de députés de l’AfD)

 

C’est pour cela qu’un nombre à nouveau en augmentation de citoyennes et citoyens nous ont élus. La tendance à la hausse de la participation observée lors des dernières élections dans les Länder s’est poursuivie à l’échelle de la Fédération. Cela montre, je pense, que les attentes sont accrues. Si nous satisfaisons ces attentes, tant bien que mal, nous pouvons rendre un grand service à notre pays. Des attentes accrues sont donc une chance, même si, en vérité, ce monde voit apparaître sans cesse de nouveaux acteurs et de nouvelles interactions, qui rendent la réalité de plus en plus complexe et n’accroissent pas nécessairement nos marges d’action. Entre attentes accrues et marges qui se réduisent, nous devons trouver notre voie en tant que parlement.

Je me réjouis du travail que nous accomplirons ici au cours des quatre prochaines années.

Merci beaucoup.

 

(Applaudissements de toute l’assemblée)